Guide de visite
Giulia Essyad. Other Planes
Prix Gustave Buchet 2025
Espace Projet, 12.9.2025 — 11.1.2026
Giulia Essyad met en scène et transforme son propre corps pour interroger les mécanismes de marchandisation qui façonnent notre rapport au désir dans une société où la publicité est omniprésente. Poursuivant son exploration du lien entre représentation de soi et intériorité, l’artiste transforme l’Espace Projet en une installation immersive qui mêle technologie DIY, images numériques et souvenirs personnels.
Depuis plus de quinze ans, l’artiste revient sans cesse à l’autoportrait, un genre qu’elle a commencé à explorer adolescente à travers le dessin et qu’elle poursuit en détournant l’esthétique commerciale des caissons lumineux. Récemment, elle s’est intéressée aux aspects invisibles du corps: les émotions, la douleur, le plaisir, ainsi qu’aux stéréotypes liés à l’expression de ces états de conscience. Pour Other Planes, elle a également puisé son inspiration dans la poésie mystique, nourrie par la conviction qu’au cœur de toute chose réside une énigme impénétrable.
Ayant grandi à Lausanne, l’artiste retrouve ici un lieu chargé de souvenirs qu’elle fréquentait à l’époque où le MCBA n’était encore qu’une friche industrielle. Le parcours de l’exposition prend ainsi la forme d’une quête traversée par le sentiment ambivalent du longing, entre nostalgie et aspiration, entre ce qui a été et ce qui reste insaisissable.
Giulia Essyad (*1992) est la lauréate du 9e Prix Gustave Buchet. Elle vit et travaille à Genève.

- Pierre-Henri Foulon, commissaire de l’exposition
Tu es née et tu as grandi à Lausanne. La partie de la ville sur laquelle se trouve le site de Plateforme 10 a beaucoup changé en quinze ans. Quel lien personnel entretiens-tu avec cet endroit ?
Giulia Essyad
J’ai grandi à cinq minutes d’ici. Avant que le musée ne soit construit, il y avait des voies ferrées et des hangars à cet endroit. J’aimais ce paysage; il semblait ouvert, surréaliste, et j’avais l’impression qu’il m’appartenait. Adolescente, je venais m’asseoir ici pour fumer avec des ami·e·x·s. Présenter mon travail dans ce même lieu aujourd’hui a une signification particulière, en raison des boucles temporelles et spatiales qui se chevauchent. Cela peut paraître un peu cliché mais l’adolescente que j’étais serait fière et excitée de voir l’exposition aujourd’hui. J’ai décidé d’embrasser pleinement ce moment charnière en collaborant avec cette Giulia d’alors. Certains dessins et peintures que j’ai réalisés il y a quinze ans sont présentés sous forme d’aimants dans l’exposition. Je les ai aussi recréés en collage numérique.
- Tu as souhaité modifier l’architecture de l’Espace Projet pour inciter les visiteur·euse·x·s à suivre un parcours précis. À travers ce geste, on retrouve une réflexion sur le lien entre pouvoir et architecture qui est présent à différents endroits de ton travail, notamment dans ton rapport à l’installation.
Toute architecture exerce un pouvoir sur le corps. Le musée possède son propre langage et s’adresse aux corps qui y pénètrent. Il semble dire: «Tout ce qui se trouve ici est important. Rien n’est laissé au hasard. Aiguise ta perception; tout ici peut être un symbole, un portail.» Dans cet espace, on est invité·e·x·s à aborder les objets comme des métaphores, des miroirs, des labyrinthes. En ce sens, c’est un temple. Enfant, je ressentais une forme de révérence presque religieuse en entrant dans un musée. Cet aspect implique une contrepartie: les institutions existent pour se perpétuer, quoi qu’il en coûte. Leur longévité et leur stabilité sont précisément ce qui les définit. Pour y parvenir, des concessions de toutes sortes sont faites, certaines moins pardonnables que d’autres. Ce sont des piédestaux érigés sur le fragile équilibre des compromis. L’opportunité d’orchestrer un espace que les visiteur·euse·x·s vont explorer en mobilisant tous leurs sens est une responsabilité que je prends très au sérieux. Pourtant, je suis en lutte contre l’idée même du piédestal. Pour le souligner, j’ai voulu le perturber, m’inspirer d’espaces moins solennels: des lieux liminaux, des tiers-lieux – des zones de transition et de transaction. J’ai pensé le labyrinthe en boucle, car ce qui m’importait, c’était de créer une séquence.
- Ce séquençage permet de construire un parcours. On ne découvre pas tout en même temps, les œuvres se dévoilent au fur et à mesure dans une succession déterminée. Quelle est la place de la narration dans l’élaboration d’une exposition pour toi?
Si je n’ai qu’un mur à ma disposition, je montre souvent une œuvre qui prend la forme d’une séquence – comme une vidéo ou un triptyque. Ce qui m’intéresse, ce sont les amorces: ce que l’on voit en premier conditionne ce qui vient ensuite. La manière dont on relie les deux premières images influence la façon dont on reçoit la troisième, et ainsi de suite. Une histoire a plus de chances d’offrir quelque chose de consistant, nourrissant et satisfaisant pour l’esprit, je crois. On transforme tout en récit; je pense que c’est notre manière de comprendre le monde. Nous sommes accros à la narration, donc que je construise une séquence dans l’exposition ou non, elle sera forcément perçue comme une histoire.
- La manière dont tu organises ton travail en cycles rejoint cette idée.
Au départ, c’était une blague. Quand je travaillais sur la peau bleue et l’identité, j’ai appelé ça ma «période bleue». Maintenant que je me tourne vers l’intérieur, je suis dans ma «période rose». Peut-être que la prochaine étape sera d’en finir avec les jeux de mots sur Picasso.
- On retrouve dans l’exposition des éléments caractéristiques de ton vocabulaire esthétique notamment les caissons lumineux réalisés en modifiant des images de ton propre corps. En même temps elle est teintée d’un certain romantisme adolescent, comme s’il s’agissait à la fois d’un bilan et d’une nouvelle étape.
Depuis plus de quinze ans, je reviens sans cesse aux autoportraits, un genre à la fois violent et puissant, qui, comme toute représentation, transforme ce qu’il montre. À la fois l’objet et le sujet sont modifiés. Extraire des images qui me représentent oblige ce «moi» à s’échapper vers autre chose. Récemment, je me suis concentrée sur les aspects invisibles du corps: les émotions, les pensées, la douleur, le plaisir, ainsi que les clichés liés à l’expression de ces phénomènes invisibles mais bien réels. Dans cette exposition, je m’intéresse à différents états de conscience, tels que des expériences ineffables et indicibles comme l’amnésie traumatique et la dissociation, mais aussi les épiphanies spirituelles. Il s’agit d’expériences très concrètes, avec leur propre poids, texture et rythme et leurs propres implications corporelles. J’essaie de percer le sentiment d’aliénation qui accompagne l’incapacité à communiquer pleinement autour de ces choses. Et en effet, il s’agit bien d’un bilan, car j’ai l’impression d’avoir épuisé le genre de l’autoportrait, et peut-être que, après cela, je créerai autre chose pendant un temps.
- Tu pars essentiellement de ton propre corps pour produire les images qui se retrouvent dans ton travail. Que t’autorise l’image digitale par rapport à l’autoreprésentation?
Utiliser mon propre corps comme matériau présente l’avantage de ne devoir respecter que mes propres limites. Je fais rarement appel à d’autres modèles. Je considère mon travail comme violent – non seulement dans les objets eux-mêmes, mais aussi dans leur circulation – et faire vivre cela à quelqu’un·e·x d’autre est compliqué.
- Ton travail s’inscrit également dans une histoire plus large de la représentation des corps non normatifs, et de la violence que la société leur a infligée. Ces corps ont été à la fois marginalisés et fétichisés. Tu mobilises des éléments empruntés à l’univers du fétichisme, qui, dans le contexte de la culture underground, recouvre un large éventail de pratiques et d’expressions liées à la sexualité et à l’identité. Est-ce une manière pour toi de te réapproprier cette histoire?
Il m’est difficile de répondre à cette question, principalement à cause des connotations contenues par certains termes. Un fétiche est un objet sacré capable de concentrer et de retenir des forces divines. L’histoire raciste liée au terme lui-même est révélatrice. Donc j’essaie d’utiliser d’autres mots pour décrire les différents processus dont tu parles. Le corps peut être objectifié, stigmatisé, idéalisé, idolâtré… Tous ces termes renvoient à l’idée qu’un être vivant est réduit à un symbole inanimé et simplifié. L’usage que l’on fait d’un symbole peut être aussi bien destructeur et cruel que profondément libérateur. J’espère que mon travail montre clairement que je m’engage dans une auto-objectification pensée comme un geste de libération. Ce qui fait la force d’un symbole ou d’une image marquante, c’est qu’on ne peut ni l’effacer, ni l’ignorer, ni la détruire. En revanche, son sens, lui, peut évoluer. Des mots comme «grosse», «féminine», «arabe» ou «queer» n’ont rien à voir avec mon corps; ils désignent des concepts qui existent en dehors de lui. L’identité n’est pas consensuelle; elle nous est assignée.
- L’utilisation généralisée des réseaux sociaux a changé le rapport à notre propre image, à sa mise en scène et donc au désir. C’est aussi la frontière de l’intimité qui a bougé, la sexualité est exposée et parfois virtuellement monétarisée. C’est une évolution majeure de notre rapport au corps.
Ann Hirsch (1), dont le travail aborde ces questions de manière saisissante, dit: «Lorsque nous mettons nos corps en ligne, nous entrons en dialogue direct avec la pornographie.» La pornographie et la publicité font partie de nous; nous sommes des cyborgs, et cela fait partie du programme. Tout a changé; je ne saurai jamais à quoi ressemblait la psyché avant la pornographie, la publicité ou Internet.
- Dans ton travail, il y a un dialogue constant entre des images très produites, travaillées digitalement, et un aspect DIY dans les supports ou les installations qui les accueillent. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette tension?
Penser la sculpture comme un langage où se croisent des matériaux d’origines diverses et à des degrés de finition variés me rappelle la texture du monde qui m’entoure, où des vêtements produits en série sont portés par des corps singuliers, et où des fruits se décomposent sur une assiette IKEA. Je ne suis pas intéressée par les devinettes qui entourent parfois la question de la matérialité, où la principale question serait: «En quoi est-ce fait?» Ces objets créent une distance; l’opacité de leur surface et le mystère qu’elle impose ne m’intéressent pas. Cela me fait penser au monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace, à la sculpture minimaliste, et aux hommes blancs qui occupent l’espace sans rien offrir en retour. Je suis attirée par les objets poreux, ceux qui déclenchent une réaction en moi, qui laissent deviner les mains, les machines, les brushes de Photoshop à l’œuvre. L’objet est ouvert et révèle quelque chose du monde matériel que nous partageons. C’est ce que je trouve passionnant et précieux. Ne cachez pas votre geste. Même mes images numériques sont profondément artisanales. Autrement dit, il n’est pas nécessaire de devenir expert.e.x en quelque chose pour pouvoir l’utiliser.
- La question de l’hybridité, et son rapport ambigu avec la question de la monstruosité, est centrale dans ta démarche. Dans le champ de l’art des 30 dernières années, je pense au travail de précurseur·euse·x·s comme Matthew Barney, qui a poussé loin cette recherche dans son Cremaster Cycle (1994 – 2002). Est-ce que c’est quelque chose que tu as regardé?
Oui, Cremaster Cycle et Drawing Restraint, bien sûr. Les installations vidéo de Ryan Trecartin et Lizzie Fitch aussi. Plus proche de nous, la manière dont Bunny Rogers aborde les thèmes de la nostalgie et du trauma ou dont Amalia Ulman utilise les réseaux sociaux.
- Le travail expérimental de Virginia Woolf en littérature ou la poésie de R.M Rilke, a priori assez éloignés de ta pratique, sont néanmoins des sources d’inspiration importantes pour toi. Quel rapport entretiens-tu avec la littérature et le langage plus largement?
J’ai commencé par écrire avant de me mettre à dessiner ou sculpter. Enfant puis adolescente, je me réfugiais dans les livres. J’aimais les traductions des poètes Vladimir Maïakovski, Marina Tsvetaïeva et Emily Dickinson. J’aimais aussi Jean Genet. Je trouve tellement rassurant que des textes puissent traverser les âges tout en gardant leur sens. Une grande partie de ce que nous sommes et de ce que nous vivons paraît impossible à communiquer. La poésie porte en elle la possibilité de transmettre cette part d’incommunicabilité. Parce que le langage est lié à la pensée, nous pouvons condenser ce que nous recueillons de la vie en quelques lignes et les laisser traverser les siècles. Je suis très sensible à l’exercice de traduction. C’est un peu comme exécuter la recette de quelqu’un·e·x avec ses propres ingrédients. C’est une démarche intime et profondément humaine. L’une des principales sources d’inspiration de cette exposition est le poème gnostique Le Tonnerre, intellect parfait (2), dans lequel une entité divine se révèle à travers une série d’énoncés paradoxaux. Une autre inspiration vient des énigmes de la création, une forme littéraire médiévale qui décrit l’ensemble de la création sous forme d’énigme, refusant de circonscrire ou de quantifier la nature. L’idée que la vérité la plus profonde ne s’exprime qu’en mystères me touche profondément. C’est ainsi que je perçois les grands poèmes et les livres qui comptent: comme des énigmes vivantes.
- Pour poursuivre sur le thème du langage, les titres de tes œuvres sonnent presque comme des slogans. N’est-il plus possible d’envisager le langage aujourd’hui en ignorant ce que la publicité en a fait?
La publicité est devenue le mode de communication dominant. On s’en sert pour nous parler, et nous finissons par l’utiliser pour parler de nous. Je dirais même que c’est notre langage et notre culture commune. L’une des questions qui a guidé ma recherche pour cette exposition était la suivante: peut-on promouvoir – au sens publicitaire – l’incarnation, la souveraineté, la présence? Ce langage – pensé pour contourner l’intellect conscient et influencer nos désirs et opinions – peut-il être détourné, réapproprié, pour transmettre autre chose? Poétiquement, je suis attirée par les affirmations, ces phrases brèves et inaltérables. Peu importe à quel point l’esprit est corrosif ou rempli de haine de soi, le pouvoir bienveillant d’une phrase comme «Je suis digne d’amour parce que j’existe» ne faiblit jamais, tant que les mots restent dans cet ordre. C’est pourquoi j’ai intégré dans la vidéo I AM ALL THAT I CAN BE (PLANET) une bande sonore faite d’affirmations issues des travaux de Louise Hay (3). Elle a inventé cette forme de dialogue intérieur pour contrer les réglages par défaut de la psyché, qui génèrent sans cesse inquiétude, jugement et culpabilité.
- L’exposition présente une pièce sonore conçue avec Nelson Schaub. La collaboration tient une place centrale dans ta démarche.
Comme tu as pu le remarquer tout au long de l’élaboration de cette exposition, je suis très indépendante dans mon processus créatif. Et en même temps, presque toutes mes œuvres ont un aspect collaboratif. Neige Sanchez a réalisé la quasi-totalité des photographies utilisées dans ces œuvres. Nous les avons produites dans l’esprit d’une banque d’images: mille clichés par jour sur un fond blanc. Leonid Kotelnikov est venu me voir au C2C à Turin en insistant pour me filmer avec sa caméra thermique, ce qu’on a finalement fait à Genève. Nelson est une amie chère, avec une créativité magique – nous collaborons sur de la musique depuis quelques années maintenant. Ensemble, on partage un goût pour les boucles ambiantes et les textures glitchées (4), que l’on utilise pour sculpter l’espace de manière sensible. J’aimerais y intégrer des voix – on verra bien ce que ça donne. Ce qui nous rapproche aussi, Nelson et moi, c’est ce plaisir à introduire de la légèreté, voire une touche d’absurde, dans les contextes les plus sérieux et solennels – comme une forme de lubrifiant.
Notes
(1) Ann Hirsch (née à Baltimore en 1985) est une artiste qui utilise l’Internet et les réseaux sociaux pour y explorer les différentes représentations de la sexualité, de l’auto-documentation érotique, avec une approche créative des problématiques féministes.
(2) Le gnosticisme est l’ensemble des mouvements religieux qui se développent au cours des IIe et IIIe siècles dans les limites de l’Empire romain, caractérisés par la doctrine commune selon laquelle une connaissance (en grec: gnôsis) des mystères de l’humanité, du divin et du monde – résultat d’un enseignement ésotérique et d’une expérience initiatique menant à une révélation progressive – est possible et nécessaire au salut de l’âme après la mort. Ecrit en copte, Le Tonnerre, intellect parfait a pour contenu la révélation de l’«Intellect» sous forme d’une déesse qui rassemble en elle toutes les qualités antithétiques.
(3) Louise Hay (1926 – 2007) est une autrice américaine d’ouvrages de développement personnel.
(4) En informatique, un glitch désigne un dysfonctionnement bref et inattendu dans un système électronique ou un logiciel, souvent perçu comme une erreur ou un défaut temporaire. Il peut être utilisé de manière créative pour créer des œuvres visuelles ou sonores qui explorent les limites de la technologie et l’esthétique de l’erreur.
- Image: Giulia Essyad, Knife, 2011. Crayon sur papier (c) Giulia Essyad