Guide de visite
Jardin d’Hiver #3. DECORAMA

Aujourd’hui, il est établi que l’ornement est un marqueur essentiel de notre humanité et de notre individualité. Pourtant, sa valeur et sa légitimité ont toujours fait l’objet de débats. Déjà dans l’Antiquité, Platon et Aristote l’ont tour à tour critiqué puis réhabilité. Longtemps perçu tantôt comme un simple artifice inutile, tantôt comme un symbole du divin et un vecteur de savoir, l’ornement est étroitement lié aux notions de fonction et de beauté. Pendant des siècles, il a rempli un rôle moral: artisan.e.x.s, artiste.x.s et citoyen.ne.x.s s’adaptaient aux styles décoratifs imposés, reflet des hiérarchies sociales et religieuses en place.

À partir du XXe siècle, avec l’émergence du modernisme, l’ornement – souvent assimilé au simple décoratif – est discrédité, voire tourné en dérision, par le courant fonctionnaliste et les discours intellectuels et élitistes. Des figures majeures comme les architectes Le Corbusier et Adolf Loos, ou encore les peintres Vassily Kandinsky et Piet Mondrian, participent à cette remise en question. Dans le même temps, l’industrialisation et la mécanisation, en facilitant la reproduction à l’infini des motifs, contribuent à reléguer l’artisanat au rang des «arts mineurs».

Très tôt, l’ornement a soulevé des questions liées à l’identité de genre et à l’orientation sexuelle. Associé à la parure et au féminin, il a souvent été perçu comme une frivolité excessive, déplacée, voire monstrueuse. Cependant, avec l’avènement du postmodernisme dans les années 70, l’ornement a retrouvé une place légitime dans le champ des arts dits «majeur». En réalité, il n’a jamais totalement disparu: il est resté présent, souvent de manière implicite, en tant que stratégie formelle, conceptuelle et politique. Intitulée DECORAMA, cette troisième édition de Jardin d’Hiver, exposition consacrée à la scène contemporaine lémanique, rassemble des plasticien.ne.x.s dont la pratique utilise l’ornement et la décoration comme outils visant à questionner les notions de goût, de classe et de genre. S’il semble spéculatif de rassembler des pratiques aussi diverses sous une géographie commune, l’exposition s’inscrit pourtant dans une longue tradition vaudoise liée au développement et à la mise en valeur des arts décoratifs et appliqués.

Cette exposition rend hommage à Marc Camille Chaimovicz (1947, Paris – 2024, Londres) qui a quitté ce monde il y a une année, et dont l’œuvre et la pensée sont à l’origine de DECORAMA.

Page de l’exposition

Les artiste.x.s
Elie Autin (*1997)

Le travail d’Elie Autin s’inscrit dans une pratique pluridisciplinaire marquée notamment par la performance. La série des Gardiennes marque un moment important dans la création de ses pièces visuelles: il s’agit d’un objet auto-portrait, dans une démarche de rencontre avec les personnes qui observent. L’œuvre devient ainsi un potentiel en acte, un prolongement du corps capable de porter une intention, une histoire, une mémoire. Cette série s’articule autour des thèmes de la protection et de la défense. L’artiste y intègre une dimension politique et sociale, notamment à travers une réflexion sur le racisme. À l’aide d’une narration marquée par le désir d’émancipation, elle convoque Bacchantes et Furies, non pas comme de simples références, mais comme un point de départ pour interroger certains discours oppressifs occidentaux. Il s’agit de déconstruire les récits normatifs et d’ouvrir un espace pour d’autres voix, d’autres corps, d’autres mythologies.

Caroline Bachmann (*1963)

Le lac Léman, en perpétuelle transformation, offre une succession de plans et de variations chromatiques que Caroline Bachmann traduit en formes et en couleurs. Attentive aux phénomènes climatiques qui influencent les teintes du lac, elle révèle, par les gradations minutieuses de ses peintures, un intérêt de longue date pour les effets de la lumière sur différentes surfaces. À la fois figurative et synthétique, sa peinture s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs – de la Renaissance italienne aux paysagistes américains du début du XXe siècle, notamment Louis Michel Eilshemius – sans verser pour autant dans l’hommage. Ses observations du lac donnent lieu à des dessins accompagnés de notes précises sur les valeurs, les couleurs, les formes et la position des astres dans le ciel. Elle peint ensuite dans l’intimité de son atelier, à la fin de la nuit ou très tôt le matin, en s’appuyant sur ces relevés réalisés in situ.

Pauline Boudry (*1972) & Renate Lorenz (*1963)

Une nouvelle série de sculptures murales en cheveux synthétiques, produite à l’occasion de DECORAMA, fait écho à l’assemblage de matériaux mettant en tension les notions de désir et de dégoût, caractéristique des œuvres de Pauline Boudry et Renate Lorenz. À l’instar de cette masse inerte de cheveux brillants, l’imposant rideau en simili-cuir qui accueille les visiteur.euse.s dans la première salle de l’exposition joue lui aussi sur la confrontation d’univers contradictoires. La matérialité de ce tissu – star des milieux fétichistes – contraste avec les drapés élaborés qui évoquent les rideaux d’apparat des appartements cossus du XIXe siècle. La notion d’ornement est également au cœur de Salomania, vidéo dans laquelle on assiste à un cours de danse donné par la chorégraphe Yvonne Rainer à l’artiste Wu Tsang. La danse des sept voiles performée dans le film Salomé (1923) d’Alla Nazimova y fait l’objet de multiples réinterprétations, par strates – plus ou moins ornementées –, offrant ainsi un contraste saisissant avec les traditions de danse postmoderne.

Marc Camille Chaimowicz (1947–2024)

La vidéo The Casting of the Maids… (2012) de Marc Camille Chaimowicz met en scène deux jeunes femmes qui se préparent pour un casting de la pièce Les Bonnes (1947) de Jean Genet. Dans cette pièce, les bonnes, Solange et Claire, s’habillent avec les vêtements de leur maîtresse et, en son absence, inversent la dynamique de pouvoir par un jeu de rôle subversif. Si Les Bonnes constitue une critique acerbe de la domination bourgeoise sur la classe ouvrière, elle explore également de manière plus souterraine la performativité du genre. Chaimowicz réinvente cette tension dans un intérieur domestique soigneusement stylisé, baigné dans sa palette «féminine» de verts, roses et jaunes pastel. Les deux femmes évoluent au milieu d’un ensemble d’objets – bijoux, fleurs, accessoires et articles de décoration – qui esthétisent la féminité comme quelque chose de distinct du corps féminin. Ici, la féminité apparaît moins comme une catégorie biologique ou sexuelle que comme un ensemble de codes visuels et de gestes, disponibles pour être incarnés indépendamment de toute identité fixe ou préconstruite.

Sebastián Dávila (*1992)

Les structures en cartons de déménagement ajourés, conçues par Sebastián Dávila, s’inspirent de l’architecture traditionnelle de Porto Rico, son pays d’origine. La Mudanza («déménagement», en espagnol) évoque le désir de retour au pays de la diaspora portoricaine, souvent entravé par une économie instable, marquée par la privatisation et la gentrification du territoire, qui tendent à exclure les classes autochtones moins privilégiées. Les ornements – souvent végétaux et géométriques – reprennent les motifs des portails de marquesinas, ces espaces transitoires pensés à l’origine pour abriter une voiture, mais servant le plus souvent de patio, véritable clé de voûte de la vie communautaire. Ces motifs témoignent en outre de l’histoire coloniale et portent les traces des diverses cultures et styles décoratifs qui y ont circulé. La sobriété du carton contraste avec la monumentalité de l’installation in situ, dont l’éclairage central produit un jeu d’ombres sur les murs du musée. S’émancipant de leur matrice, les motifs projetés semblent gagner en autonomie, comme pour réécrire leur propre histoire.

Sarah Margnetti (*1983)

Confinée dans le volume restreint d’une salle de musée, l’installation de Sarah Margnetti associe un papier peint à deux peintures créées spécialement pour l’occasion et une troisième œuvre appartenant à la collection du MCBA. Cet espace immersif invite à une réflexion sur le point de vue, le regard et le cadrage. Le papier peint, pensé pour être à la fois indéfiniment raccordable et générateur de nouvelles images, met en scène des mains qui se touchent, s’enlacent ou se frôlent dans une infinité de combinaisons. Ce motif se prolonge dans Home Cinema (view from outside) et Home Cinema (view from inside), deux peintures conçues comme une mini-série où la même scène est déclinée sous des angles différents. Au cœur de l’installation, la fenêtre – motif récurrent – condense la réflexion de l’artiste: ouverture vers l’extérieur, aspiration à l’émancipation, mais aussi repli sur soi, voire enfermement.

Julie Monot (*1978)

S’inspirant de la devise «Toujours agité jamais abattu», inscrite sur la façade arrière de la villa Mon-Repos à Lausanne, l’œuvre de Julie Monot, Toujours Agitée, Jamais Abattue, en propose une relecture critique et féminisée. À l’élégance de la nappe de la salle à manger de cette villa bourgeoise, sont venues se greffer les mains endimanchées d’une créature inquiétante, venue troubler l’ambiance feutrée et phallocrate de ce site aujourd’hui reconverti en lieu d’accueil de diverses fonctions officielles depuis son acquisition par la Ville de Lausanne au début du XXe siècle. Surplombant l’exposition, une figure à tête de fleur capte immédiatement le regard. Son titre fait référence à l’aconit napel, la plante la plus mortelle d’Europe, que l’on trouve notamment dans les Alpes et qui pousse de manière sauvage dans les friches citadines. Julie Monot, dont le travail explore fréquem- ment les zones d’ambivalence, rend ici hommage à cette fleur vénéneuse et majestueuse, à laquelle différentes mythologies antiques ont attribué des pouvoirs magiques.

Stéphane Nabil Petitmermet (*1998)

Dans sa pratique, Stéphane Nabil Petitmermet porte une attention particulière aux détails qui composent ses peintures. À l’image de The Wrong Trousers, où les irrégularités manuelles dans l’exécution des motifs contrastent avec la rigidité du système, ces imperfections deviennent porteuses d’une grande charge émotionnelle. Petitmermet insiste sur l’importance de l’exécution manuelle, vectrice d’une sensibilité qui, lorsqu’elle est répétée sous forme de motifs et de grilles, désamorce le pouvoir narratif de l’image pour laisser place à une forme d’authenticité plus proche de l’abstraction. Dans Antics, il aborde notamment la question de l’ornement comme vecteur d’identité culturelle et outil de mémoire collective. L’omniprésence d’éléments décoratifs dans les foyers de sa famille à Beyrouth, d’où il est originaire, a naturellement nourri son vocabulaire pictural. Ses origines, longtemps prétexte à l’hommage, s’effacent désormais pour laisser émerger une pratique davantage portée par la matière et la facture, imposant à la peinture une finalité plus ouverte.

Guillaume Pilet (*1984)

Parmi les motifs géométriques les plus universellement reconnaissables, celui de la brique est profondément ancré dans l’imaginaire collectif. Sa grille de lignes horizontales et verticales résiste à toute lecture purement abstraite, tant elle renvoie inévitablement à une fonction architecturale et structurelle. Dans Locus Suspectus 1 et 2, Guillaume Pilet détourne cette association en transposant le motif sur un matériau fragile et transparent, le verre. Ce geste induit une obstruction, en opposition à la fonction de sublimation d’habitude opérée par le vitrail. L’artiste a également choisi, dans la collection du MCBA, des sculptures de Frédéric Muller, Hansjörg Gisiger, Antoine Poncet, André Gigon, Marco Pellegrini et Pierre Oulevay, qu’il a disposées aux côtés de ses propres œuvres en céramique, issues d’une série comprenant des répliques approximatives d’objets du quotidien commencée en 2021. Présentée sur des socles, l’installation de Pilet invite à réfléchir sur l’association entre art et non- art, ainsi que sur la capacité unique des images figuratives à éveiller un étrange sentiment de reconnaissance – une notion théorisée par Freud dans son essai Das Unheimliche (1919), traduit en latin par locus suspectus.

Publication

Jardin d’Hiver #3. DECORAMA

Jardin d’Hiver #3. DECORAMA, Elise Lammer (ed.), avec des contributions d’Estelle Hoy et Denis Pernet, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, 2025, Coll. Jardin d’Hiver, n°3, fr./angl

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