Torses <BR>Regard sur les collections

Torses
Regard sur les collections

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Le Torse du Belvédère est l’un des rares marbres trouvés pendant la Renaissance à Rome à rester à l’état de fragment alors qu’on avait pour coutume de compléter les antiques lacunaires. Ce chef-d’œuvre grec du Ier siècle avant J.-C. aurait-il été jugé indigne d’être restauré?

Cherchant à y découvrir comme Michel-Ange qui l’admirait tant «ce principe qui [donnerait à leurs œuvres] une majesté et une saveur égales aux meilleurs antiques», les artistes ne se lassent pas de l’étudier… pour mieux créer par la suite des figures elles bien complètes. Si ce torse permet d’imaginer que l’expressivité d’une forme se suffise à elle-même, il faut attendre la seconde moitié du XIXème siècle pour voir les sculpteurs présenter au public des figures fragmentaires.

En 1890, à Paris, Auguste Rodin expose un torse au premier Salon de la Société nationale des beaux-arts. Au même moment, Edgar Degas travaille à une Femme se frottant le dos avec une éponge, un torse réunissant deux fragments de corps préexistants, modelés indépendamment l’un de l’autre, puis superposés, la tête ayant été comme arrachée. Cette sculpture montre l’audace expérimentale d’un artiste qui ne se contente pas de citer une pièce antique, mais compose avec l’idée de mutilation. Le torse féminin est un des motifs de prédilection d’Aristide Maillol, dont l’œuvre est habité par la mémoire de l’antique. Pour lui certaines parties, secondaires, peuvent être supprimées, l’unité d’une pièce reposant sur l’équilibre de volumes simples et sur les indications du mouvement ; «Le particulier ne m’intéresse pas; ce qui m’importe c’est l’idée générale», écrira-t-il. Son Torse de l’Ile-de-France fait saillir et met en valeur les formes plantureuses du corps féminin. Au contraire, aucune sensualité dans le tableau Quatre torses de Félix Vallotton, peint au début de la Première Guerre mondiale. Cette œuvre montre des nus de femmes anonymes, aussi vivantes que des mannequins de magasins de prêt-à-porter; elle nous confronte au morcellement des corps et à l’aliénation des esprits, métaphore des massacres sur les champs de bataille.

Dans un contexte tout autre, le Suédois Carl Milles recourt à la même dépersonnalisation lorsque l’Académie suédoise des lettres lui commande un monument au poète Esaias Tegnér. L’artiste, qui se refuse au portrait réaliste, choisit de réduire son Chantre du soleil à un torse parfait, celui d’un Apollon nordique. Dans la même logique, il édite en bronze plusieurs exemplaires de son torse, le diffusant ainsi sous sa forme des plus impersonnelles. Au début des années 1960, le Vaudois Casimir Reymond, qui souhaite pourtant voir son œuvre s’inscrire dans la tradition de la sculpture classique perpétuée par Maillol, Bourdelle et Despiau, s’inscrit parfois en faux contre les notions d’ordre et de mesure, bousculant les belles ordonnances et la sérénité de ses figures en étirant leurs formes, en jouant avec le relief et le fragment. Dans Fragment I, le torse exagérément allongé semble issu d’un moulage partiel qui aurait été récupéré et assumé en l’état. C’est à l’œil et à l’imaginaire du visiteur de le compléter.