Bibliographie
Catherine Lepdor, «Steinlen, le messager de l’art social», in Philippe Kaenel, avec la collaboration de Catherine Lepdor, Théophile-Alexandre Steinlen. L’œil de la rue, cat. exp. Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts, Milan, 5 Continents Editions, 2008, p. 8-15.
Le 18 février 1896, dernier jour du carnaval, alors que les rues de Paris retentissent encore du vacarme de l’armée du chahut, Steinlen publie en troisième page de L’Écho de Paris son projet d’un char pour le cortège du Bœuf-Gras. Au sommet de ce char trône une effigie du Veau d’Or, éclairée à contre-jour par une lune ronde et pâle. Aux pieds de ce symbole biblique de l’idolâtrie, la «Phynance» s’acoquine avec l’escroc affairiste Robert Macaire, entourée de l’Armée (un squelette en garde républicain), de la Justice et de l’Église. Au centre de la composition un louis d’or brille tel un soleil. En contrebas, le peuple est attelé au char et ploie sous l’effort. Il est assailli non par une pluie de confettis, mais par une nuée de charognards.
Ce dessin, qui rend hommage aux caricaturistes de la monarchie de Juillet, s’inscrit dans la suite d’Honoré Daumier et de Grandville. Il tire sa force de la subversion des codes du carnaval, une manifestation de la culture populaire persistante depuis le Moyen Âge. Alors que, traditionnellement, cette fête sert d’exutoire aux revendications du peuple en inversant temporairement les hiérarchies entre le pouvoir et les dominés, Steinlen veut ici, non pas apaiser, mais alerter ses contemporains. Dans la France des années 1890 mise en effervescence par le scandale de Panama, la répression sanglante de la grève des ouvriers de Fourmies, et la promulgation des lois scélérates qui restreignent la liberté d’expression, le temps n’est plus aux soupapes de sécurité qui maintiennent le système en place. Steinlen conçoit son char comme un appel au «grand chambardement» prôné par les milieux libertaires dont il se rapproche dès la fin des années 1880.